Le pas de côté
Ma dernière danse en Prévention Spécialisée... « le pas de côté ».
Vingt-cinq ans déjà
Avertissement
Le texte que je propose à vos regards acérés n'a pas été écrit par une Intelligence Artificielle, celle qui s'invite désormais dans nos vies comme une promesse sans limite de facilité, de rapidité, d'efficacité mais aussi promesse de perversions, de falsifications et de paranoïa à venir.
Celle-là même porteuse d'un talon d'Achille car dépourvue de créativité, démunie devant la nuance, et plus encore, devant ce qui fait de l'Homme sa singularité à savoir, l'ambivalence des sentiments. Des limites qui ici, drapent l’humain d'une protection face à d'ambitieuses technologiques.
Mais pas d’inquiétude, ce texte a tout de même été écrit par une I.A, la mienne, une « Intelligence A ...peu près ».
Et côté doutes et ambivalences, soyez assuré(e)s chères lectrices et lecteurs, elle en est pourvue !
Ce que vous vous apprêtez à lire est un peu long mais c'est en lien avec un bien vaste sujet à traiter et avec mon Surmoi qui s’est enfin émancipé et m’a autorisé quelques excès. Et puis, comme ce récit ne s'adresse pas à des ados, j'imagine qu'à vos âges pleins de maturité, vous devriez symboliser vos pulsions motrices et aller au bout, sauf si l'ado qui est en vous rôde encore...
Autre avertissement : bien qu'aux portes de la retraite mais néanmoins toujours à la page (enfin, j'essaie...), j'ai fait appel à la neutralité ambiante et notamment au pronom « yel » pour me venir en aide afin de simplifier mon écriture. Ainsi, le choix d'utiliser le terme « éduc » ne doit pas être entendu comme une négligence et encore moins comme une tentative de diminuer celles et ceux qui m'ont tenu compagnie durant toutes ces années. Il est mon yel occasionnel pour éviter d'écrire « éducatrices, éducateurs », terme souvent répété, sans compter les conjugaisons doubles qui vont avec. Quant à la Prévention Spécialisée, nous l'appellerons la Prévention ou PS...
INTRODUCTION
A cet instant précis de la page blanche, je me retrouve devant un défi, une véritable épreuve à accomplir, un peu comme ces Dieux du stade qui ont fait de Talence le temple international du décathlon.
En effet, résumer en quelques lignes ces années à accompagner des équipes éducatives apparaît plus comme une des dix épreuves à accomplir (voire les dix réunies) que comme une possibilité raisonnable. Et pourtant, je n'ai pas le choix alors, je me lance...
Pour franchir ces dites épreuves, j'ai choisi de rester dans le « challenge » en m'adossant sur la métaphore de l'Odyssée que j'avais déjà eu l'occasion d'aborder de façon informelle et que je vais tenter de formaliser un peu plus maintenant pour développer ce récit.
Vingt-cinq ans déjà. Vingt-cinq ans passés à vos côtés, à me promener dans les pas de vos récits, à découvrir, à apprendre, à errer avec vous.
Un temps long qui me donne une petite légitimité pour écrire sur ce sujet complexe mais sans l'assurance de ne pas me tromper, cela va de soi. Un engagement personnel, rien de plus.
L'Odyssée, c'est une traversée, un récit de voyage relatant l'histoire d'un homme qui va de la guerre à la paix, de la haine à l'amour, du chaos à l'harmonie, de l'exil au retour chez lui, de la vie mauvaise à la vie meilleure. C'est donc bien un mouvement qui s'opère dans la perspective d'un changement d'état au rythme d’épreuves, celles-là même qu’Ulysse accomplit dans un temps long et porté par des lendemains incertains. C’est un récit mythologique qui fait voyager l'imaginaire, mais pas seulement...
Plus près de nous, l'Odyssée de la Prévention Spécialisée nous mènera à la rencontre du travail de rue à travers une lecture clinique des projets éducatifs, des séjours, du partenariat, de la question adolescente mais aussi au plus près de ce qui ne se voit pas, ce qui pourrait être le cœur de la Prévention. Une dimension cachée commune à tous les Hommes qui explique pour partie qu'elle dure depuis tout ce temps, invariable, alors que tout bouge autour.
Cette référence à cette longue traversée mythologique peut aussi être appréhendée par le regard décalé de la psychologie comme la métaphore d'un voyage intérieur, une authentique traversée de soi à la découverte de soi qui préfigure un voyage en altérité. C'est ce qui s'est passé, c'est comme ça que j’ai entendu le travail des éducs lors des réunions. Plus précisément, c’est ce que je pense avoir compris depuis ma place de clinicien.
Une Odyssée en Prévention Spécialisée, c'est à la fois côtoyer les concepts théoriques qui évoluent sans cesse dans un souci de modernité dont certains font soudain autorité, des équipes éducatives et des directions qui vont et viennent comme une « valse d'hésitations », des conseils d'administration qui font grand bruit ou grand silence et soutiennent la plupart du temps les projets à venir, des partenaires pleins de bienveillance et de résistances mêlées, le Département qui encourage, ordonne parfois à coup de slogans et surveille tout ce petit monde, les schémas départementaux qui se succèdent, la politique de la ville qui s'impatiente...
Comme vous pouvez le constater, un véritable engrenage où règne en maître le mouvement.
Mais prenons gare car, nous le savons tous, plus on s'agite et plus on s'enfonce !
Sur le terrain, cette Odyssée c'est l'accompagnement de ces Autres d'en bas croisés au fil d'une apparente « errance éducative » pourtant pensée en amont ; le travail de rue, c'est une traversée des lieux, du temps et des âmes dans des rencontres aléatoires ou programmées, improbables, parfois bruyantes ou silencieuses, souvent « à suivre »...
Contrairement aux apparences, la rue où se déroule ce travail n'est pas qu'un enchevêtrement de constructions, de halls et de barres d'immeubles ou de chemins de traverses, c’est également un espace philosophique, celui que Socrate aimait parcourir en faisant descendre la philosophie du ciel dans la ville. Car déjà, à ces époques antiques, la marche alimentait les pensées et leurs effusions.
Les éducs, je les ai toujours perçus comme d'étranges marcheurs, des flâneurs qui prennent leur temps dans une modernité en quête d'immédiateté, des « faiseurs de pas » quelque peu décalés qui interrogent tous ceux qui les voient depuis leurs balcons ou depuis le perron de leurs institutions.
Mais une énigme demeure dans ce temps qui passe. Pourquoi ces « voyeurs » interrogent-ils inlassablement ces missions de Prévention pourtant bien définies et maintes fois partagées lors de réunions, celles d’être dans l’anticipation et d'arriver avant le temps des excès et des ruptures. J'ai bien ma petite idée sur le sujet mais, plus tard peut-être...
D'un point de vue théorique, la Prévention Spécialisée, telle que je l'ai vécue et cru comprendre durant toutes ces années, n'est pas une science qui tendrait vers toujours plus de spécialisation avec le risque d'être au final excluante mais plutôt une discipline qui invite à repenser la personne à partir de ce qu'elle est, de ce qu'elle nous donne à voir. Et lorsque c'est le cas, c'est un rendez-vous à ne pas manquer qu'elle nous propose et il faut être là dans sa temporalité et sa fragilité.
C'est aussi pour cela que la psychologie s'est invitée dans ce dispositif afin d'accompagner au mieux cette subjectivité qui fait de nous des êtres singuliers mus par les doutes, les résistances et de menaçantes certitudes qu'il est souhaitable d'interroger et d'envisager comme des apports à ces missions à venir.
Afin de réaliser au mieux ce long voyage, il a fallu s'y préparer en emportant dans sa valise que l'essentiel, le reste on le trouvera sur place.
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Cette Odyssée en Prévention Spécialisée s’est avérée très vite indissociable des eaux tumultueuses et troubles du fleuve « société » sur lesquelles elle vogue chaque jour et que l'on ne peut ignorer si l’on veut contextualiser ce propos afin de mieux en saisir la complexité.
Mais pas d'inquiétude, ce fleuve n'est pas destiné à accueillir des épreuves aquatiques des prochains J.O à Paris, c'est d'une « autre scène » dont il est question alors, jetons-nous à l’eau…
Car oui, la société a changé durant toutes ces années mais sans être devenue plus mature pour autant. On dit même qu’elle serait devenue plus violente. C’est pas faux.
Faisons à présent un rapide tour d’horizon de ces changements à travers quelques données rapides, non exhaustives, plus ou moins neutres et sans nostalgie...
D'interdictrice et névrotique où régnait la castration, elle est devenue au détour des années 80 plus libérale et narcissique aux allures borderline, laissant toute sa place à la subjectivité et à la gouvernance de soi. « Je peux tout faire mais je ne sais plus quoi faire ».
Les années passent, la mondialisation s'impose dans d’étroites dépendances, la toile se tisse inexorablement, le fleuve suit son cours, il charrie son lot de changements et de promesses.
C'est aujourd'hui le temps du néolibéralisme qui voudrait faire société avec son cortège de performances, de technologies avancées, de neurosciences qui cherchent en vain le « bel et rebelle inconscient » dans les méandres d’une IRM, la dépression dans des bilans sanguins. Et sans oublier l'essor des thérapies brèves qui répondent aux attentes impatientes de leurs visiteurs comme pour mieux se rassurer et rentabiliser le temps passé dans ces entre-deux.
Au football et au tennis, la Var et le Hawk-Eye s'imposent comme d'efficaces arbitres truffés de technologies en soutien aux décisions humaines certes, parfois discutables. Le débat est ouvert quant à l’avenir de ces arbitres en chair et en os mais, un débat déjà très orienté, me semble-t-il.
Cette société n'aime pas le vide qui est associé à un défaut de maîtrise qu'il faut combler coûte que coûte alors, on se met à tout évaluer et à tout mesurer pour donner naissance au temps des datas et des bons élèves, à la condition que ces derniers récoltent les bonnes notes qu'on leur donnera sur internet le soir en rentrant, comme des nouveaux juges intransigeants et surtout… anonymes.
La République des chiffres dicte sa loi, adieu la République des lettres.
Observations qui ne sont peut-être pas étrangères avec une organisation addictogène des liens illustrée par une invitation perverse au consumérisme. Abondance et possession deviennent les marqueurs d'une pseudo existence réussie que l'on peut voir dans toutes les strates de notre société, dans toutes les couches sociales et que l'on peut entendre dans ces incontournables ponctuations qui ont pris place dans notre quotidien après immersion dans un nouveau bain de langage « c'est trop...c'est gavé...c'est abusé...etc..etc.. ». Et ainsi, changement de paradigmes : L'Avoir l'emporte sur l'Etre, le désir d’indépendance mute en un quasi désir de dépendance, la jouissance est associée à l'excitation sans vraiment tenir compte de l'autre.
Enfin, c’est aussi le temps du « plus que présent » comme une nouvelle conjugaison de soi où l'axe temporel est le présent, la temporalité l'illimité, le temps habité l'immédiateté.
H.Lindenberg: « l'avenir n'était plus obligatoire tant la force d'attraction du présent s'imposait à mes sens ». Merci Monsieur pour cette phrase que je n'aurais jamais su écrire, seulement lire.
A cet instant précis, comment ne pas parler des réseaux sociaux qui prennent une place considérable dans ce trop vaste quotidien et dans le destin de leurs utilisateurs, une promesse de vivre ensemble qui semble s'imposer dans des liants éphémères et des like peu fréquentables voire menaçants comme pour combler un vide existentiel et sociétal. Ce virtuel évoque les jeux du cirque qui reprennent vie, la foule est là, on fait le « buzz » mais attention, le pouce en haut ou en bas peut être décisif.
Désormais, la vie défile en images et en live dans un temps augmenté ne faisant aucune concession à la réflexion et encore moins à la nuance.
Et si ces réseaux peuvent être vertueux, on ne peut nier qu'ils amplifient tout, y compris la violence.
Je voudrais attirer votre attention sur un point qui me laisse souvent sans voix, les bras ballants mais pas sans mots. Je veux parler de la place donnée aux youtubeurs mais plus encore aux influenceurs et influenceuses, véritables égéries du consumérisme de nos pensées et de nos envies.
Elles et ils sont là, leurs apparitions attendues sont devenues des métiers sans formation préalable qui s’avèrent sans doute très lucratifs pour ceux qui sont aux manettes de ce jeu grandeur nature.
Et, que font-ils ?...leur métier, ils influencent ! Un verbe du premier groupe conjugué à l'envi qui est entré tranquillement dans le langage courant et semble ne gêner personne, tout est normal, on vit sous influence, mes choix se font par procuration et ne m'appartiennent plus vraiment. N'y aurait-il pas un peu d’oubli de soi dans tout ça ?...un malaise civilisationnel ?
C'est ainsi que notre société s'habille en « illico » comme une nouvelle cadence donnée à nos existences, pas de frustration, résultat immédiat, la réussite n'est pas loin, allez, on continue...
Anecdote édifiante : même la Panthéonisation d'illustres personnes s'accélère, se décide dans l'année de leur disparition flirtant ainsi avec une forme de précipitation et donnant l'espoir à celle ou celui qui la décide de se grandir et d’entrer dans l’histoire. Un peu comme un symbole du temps long et de l'attente qui s’étiole sous nos yeux en réponse à un narcissisme peu scrupuleux.
Alors, oui, définitivement oui, la société a changé.
Je terminerai ces observations très condensées de ce fleuve « société » sur lequel nous voguons par trois remarques qui ne sont pas sans lien avec une évolution notable dans l'accomplissement des missions de Prévention sur fond de clivage sociétal.
La première est cette culture déconcertante du paradoxe existentiel où se côtoient d'un côté la promotion de la vie en réseau, traduction d’une vie en hyperliens et de l'autre, un individualisme qui flambe. Et ainsi, portés par une promiscuité évidente et la menace que peut représenter cet autre, ces individualismes finissent par se défier, se heurter sous des formes que la rue donne parfois à voir.
La seconde est la question de l’appartenance adhésive à une culture comme support identificatoire hors la famille qui dicte sa loi, organise le quotidien et peut rendre difficile le travail de rue.
En effet, lorsque la culture ou la religion deviennent identitaires, elles sont, elles aussi, comme des influenceuses confinant les personnes dans des postures de repli et des schémas de pensées imposés alors qu’elles devraient être des fenêtres ouvertes sur soi, sur le monde, sur la pluralité, la tolérance et l'altérité. Et bien souvent, elles ciblent et impactent celles et ceux dont l'identité encore fragile ne fait pas état d'un esprit critique suffisamment aiguisé pour prendre la mesure et le recul nécessaire face à ses invitations à exister selon certains principes quant à eux très bien définis.
Ma dernière remarque sera adressée à la société qui se veut inclusive, une posture idéalisée de la différence qui suggère une totale tolérance en vue de bien vivre ensemble. Injonction que l'on retrouve jusque dans nos écritures elles aussi inclusives et pas toujours faciles à libeller. Mais ainsi nommée avec force et conviction, cette inclusivité ne contiendrait-elle pas dans sa face cachée son pendant à savoir, que sans cette vertueuse recommandation, notre société pourrait être naturellement excluante et clivante. Pourtant, l'observation de ce nouvel ordre semble aller à contre-courant de cette invitation à notre nouvelle vie en collectivité qui dit ceci : la société, soit on est dedans soit on est dehors. Constat que l'on peut d'ailleurs entendre dans les propos de leaders politiques, dans les grilles où nous sommes tous bien rangés et, à une échelle plus locale, dans les quartiers aux limites bien dessinées où les appartenances en « intra-muros » offrent une véritable identité.
Dedans/dehors, une équation au parfum radical qui fait tomber dans l'oubli le milieu.
Et puis, il y a eu le 11 Septembre, l'Afghanistan, le Bataclan, une crise sanitaire sans précédent avec la Covid, le Sahel, l'Ukraine, Poutine et Wagner...heuuu…non, pas le compositeur, ni moi d'ailleurs mais, feu l'autre !
Plus près de nous, Israël, Gaza, des dictatures qui s'installent et pullulent. La quête des insignes du pouvoir, associée à une violence livrée en images et largement diffusées sur tous types de supports, imprègne par ruissellement nos modes de pensées coincés dans une vie numérique qui nous met au plus près de ces « spectacles » en temps et en heure. On ne rate rien, on n’arrête pas le progrès !
Enfin, une question sensible rôde, la question de la laïcité et son cortège de passions débordantes qui font toujours la Une de chaînes d'infos en continu et alimentent le clivage. Je préfère zapper.
Je pourrais ajouter à cette bien triste liste l'effondrement climatique qui se passe en direct sous nos yeux et qui ne remporte pas un grand succès côté réactions concrètes et efficaces mais là, c'est la dépression assurée qui nous attend alors, quittons toutes ces absurdités et poursuivons.
Car, c'est aussi dans ces empreintes passées et actuelles que vont se caler les pas incertains de celles et ceux d'en-bas qui se cherchent et pour qui il n’est pas évident de vivre. Une litanie qui nous invite réfléchir sur cette intranquillité qui n’est donc pas à chercher seulement dans les méandres de l’adolescence, dans des familles monoparentales ou dysfonctionnelles mais aussi dans ces méandres sociétaux, dans ces ailleurs qui peuvent aussi nous influencer et nous gouverner si l'identité et l’estime de soi restent fragiles.
Non, rassurez-vous, à mon âge je n'entame pas une nouvelle carrière de sociologue mais parler de la Prévention Spécialisée me parait indissociable de cette approche élargie.
Déjà en 1921, S.Freud écrivait dans Psychologie des foules et analyse du Moi que s'intéresser à l'adolescence implique de s'intéresser à la psychologie sociale avant la psychologie individuelle.
Je l'aime bien ce Sigmund, il m'inspire bien souvent...
Ces observations faites durant ces années m'ont permis de saisir que la Prévention aujourd'hui c'est aussi et surtout de la transdisciplinarité. J'entends par là qu’elle se situe à la croisée des sciences sociales et économiques, de la sociologie, de la médecine, du droit, de l'écologie, de l'architecture et bien d'autres encore avec en toile de fond les questions philosophiques et éthiques qui nous portent et nous interrogent bien souvent.
Cette référence à la transdisciplinarité a pour fondement qu'elle place le sujet tel qu'il est au centre des débats, dans les interstices des sciences citées. Elle est une discipline qui privilégie le tissage des liens auprès des jeunes et invite à la réflexion ces différentes sciences, une position adaptée en réponse à celles et ceux qui souffrent précisément de pathologies du lien. Mais, sa force peut être aussi sa faiblesse aux yeux des financeurs qui mesurent de plus en plus les résultats obtenus en faisant peu de place à la subjectivité, celle qui est pourtant aux manettes de nos vies et fait de nous des êtres singuliers.
Et pourtant...
Dans ces remous environnementaux et ces injonctions à vivre, on y trouve des invariants un peu comme des phares qui, dans la tempête ou la nuit noire, indiquent aux marins la direction à suivre et la présence d'écueils à éviter.
Ce que j'ai entendu tout au long de ces jeudis matin qui nous réunissaient, c'est que les éducs qui battent le pavé ne renoncent pas même lorsque la visibilité n'est pas très bonne. Ils s'adaptent à ces changements de direction, aux lois qui se succèdent, aux vies en attente au pied des immeubles ou derrière des écrans et doivent quelques fois composer avec des slogans qui s'imposent très vite comme des conduites à tenir… « aller vers », « vivre ensemble » et d'autres à venir.
Dans ce quotidien qu'ils arpentent avec méthode, s'ils sont ces phares pour ces Autres qu’ils accompagnent, ils ont aussi été les miens dans mes réflexions, ils sont avec moi dans ce récit.
Dans leurs missions, ils peuvent parfois être incommodants car ils incarnent par leur simple présence le manque, une sorte d'incomplétude éprouvée mais non identifiée par ces jeunes rencontrés, et dans le même temps, ils peuvent aussi leur donner envie d'être autrement par des postures rassurantes et des liens sécures en devenant ainsi des supports identificatoires fiables.
Ils symbolisent ici ce qui me semble être un des buts essentiels de cette longue traversée à savoir, la possibilité donnée à ces plus jeunes de se réinventer et de donner un sens à leur vie, le sens dont chaque être humain a besoin, un besoin premier selon Paul Ricoeur.
En ce qui me concerne, la trame de cette traversée a été une invitation à faire des « pas de côté », une démarche presque ludique adressée à nos lucidités intellectuelles. Posture volontairement décalée mais, je l'espère, pas hors sujet car respectueuse des concepts assurés d'auteurs plébiscités que le terrain vient illustrer mais aussi atténuer voire contredire.
Je pense bien sûr aux nombreux écrits sur l'adolescence, aux définitions données aux projets et aux séjours éducatifs, aux conduites à risque, à l'utilisation de l'espace associée à de l'errance et bien d'autres encore.
Interroger ces évidences durant tout ce temps a toujours eu pour but un souci d'ouverture afin d'être éclairé à l'endroit où la certitude obscurcit bien souvent la pensée …
Le « pas de côté » dont il est question dans le titre n'est pas, faut-il le préciser, une danse de salon mais plutôt une danse à l'intérieur de soi en s'autorisant à se voir autrement.
Ce « déhanché neuronal », c'est celui que j'ai tenté de faire auprès des équipes en les invitant à regarder autrement le déterminisme, les acquis, les concepts, le quotidien, en invitant la nuance et le doute à nos réflexions comme des hôtes de choix, peut-être en étant nous-même autrement.
Alors, fort de cette modeste ambition, nous nous sommes installés confortablement lors des réunions cliniques et nous avons regardé ensemble ce théâtre de rue grandeur nature depuis la place réservée à chacune et chacun.
Et puis, au fil des échanges et de la confiance établie, nous avons bougé.
Nous avons quitté notre place assignée, nous nous sommes installés sur un autre fauteuil, sur une travée tout en haut, sur un strapontin inconfortable, dans les coulisses aussi pour observer que ce même spectacle auquel nous assistions pouvait résonner différemment selon notre angle de vue et les nouvelles perspectives qu'il offrait.
C'est la définition que j’ai donnée à ce « pas de côté », la capacité à se décentrer face au risque de l'évidence, des injonctions à penser et de la routine qui guettent.
Eric E. Schmitt in Soleil Sombre : « Si l'on ne s'écarte pas de soi, on ne rencontre que soi ».
Dans notre malle de voyage faite et défaite chaque semaine, nous y avons bien sûr trouvé et mis en débat la question adolescente dans la mesure où elle est le cœur de cible de la Prévention et par conséquent au cœur de nos interrogations et préoccupations. Elle a été le socle de nos échanges cliniques alimentés parfois par des discussions généralistes ou par des cas cliniques sollicités par une actualité souvent singulière et en « live » qui obligeait à se réajuster assez souvent.
Extraits de phrases entendues : « Désolé, je ne me suis pas réveillé... il s'est passé ça hier soir...untel est en garde à vue...elle ne s’est pas rendue à son rendez-vous professionnel...les réseaux sociaux...oui mais là, c'est culturel... » des impromptus à gérer au jour le jour qui s’inséraient dans un projet pourtant bien cadré et devenu à cet instant mouvementé.
Ainsi, il fallait remettre l'ouvrage sur le métier, ne pas capituler, ne pas renoncer, de la lassitude tout au plus. Le chemin est long et sinueux mais, en P.S, on ne laisse pas tomber et on avance pas à pas.
C'est ce que j'ai pu observer, avec une certaine admiration je l'avoue, de la part de mes collègues éducs qui ne lâchaient rien et qui, dans leur détermination illustraient parfaitement cette pensée de Descartes : « l'irrésolution est le pire des maux ».
Bon nombre d'auteurs ont écrit que le temps incertain de la jeunesse s'impose un peu comme un corps étranger non identifié qui se greffe sur un corps en métamorphose et sur une identité en construction.
C'est vrai. Une injonction tripartite faite à la fois par mère nature qui frappe à la porte associée à une intense activité pulsionnelle toutes deux confrontées à des exigences sociétales qui mettent en demeure celle ou celui qui vit cette injonction de devenir Sujet c'est à dire, de se subjectiver, et renoncer au sentiment de toute puissance qui s'impose alors. Aïe aïe aïe, ça se corse, du boulot en perspective !
Et face à un tel défi (ou perspectives), quelle stratégie utiliser pour sensibiliser celle ou celui qui se vit alors comme un être immortel et invulnérable qu'il peut exister et être libre en domptant l'attente et l'impatience. Comment aller sur le terrain de la pensée symbolique si elle n'a pas été greffée en amont dans les liens premiers, cette pensée abstraite qui permet aux Hommes de faire société par l'intégration des interdits fondamentaux pourvoyeurs de liberté individuelle et d'altérité. Comment faire référence au temps long et sinueux tandis que l’adolescent ou le jeune adulte encore dépendant nous confronte à une clinique de l’acte et de la hâte. Oui, comment faire ?...
Et pour pimenter un peu plus le tissage de ces liens à venir, si l'ado nous donne à voir qu'il existe dans l'espace, il trace, il bouge, il s'arrache, l'adulte quant à lui vit dans le temps auquel il peut faire référence en y invitant l'attente. « Oui, j'entends bien ta demande mais il faudra attendre,.. oui, peut-être...on verra ça un peu plus tard...non, là je ne suis pas dispo... ».
Un duo espace/temps potentiellement explosif qu'il va falloir gérer au mieux sans y perdre ni son flegme ni son latin (ou son grec) si l'on ne veut pas s'écarter du chemin de la socialisation qui sollicite précisément la capacité du sujet à attendre et à différer cette temporalité indomptée.
Etre auprès de ces jeunes dans un tel cadre, c’est aussi la rencontre avec la condition humaine, avec la vulnérabilité, c'est être à leurs côtés quand leurs demandes peine à venir ou leurs excès s'imposent à eux et ne peuvent se résumer pour autant à de simples passages à l’actes. La tentation immédiate serait d'évoquer là des troubles du comportement inscrits en bonne place dans les lignes du dernier DSM (Diagnostic and Statistical Manual des troubles mentaux). Mais voilà, si l'on chausse une autre paire de lunette, alors ces passages à l’acte peuvent être vus comme des actes de passage en réponse à un sentiment désagréable de dette face à des responsabilités exigées par une société elle-même en crise de valeurs et dépourvue d’images tutélaires fortes, celles qui aident à trouver le cap de son identité.
Dossier épineux parfois évoqué par les éducs qui vont devoir faire preuve d'imagination et de patience et, s'ils le souhaitent, procéder à quelques fouilles supplémentaires dans notre valise du jeudi à la recherche d'effets adéquats pour aborder tout ça et maintenir le lien.
Dans ma fonction, et afin de ne pas trop psychologiser nos réunions en faisant de l'adolescence (et des adulescents) un symptôme et de détourner la psychologie clinique en psychopathologie, c'est dans ces échanges hebdomadaires dont je me suis beaucoup nourri mais aussi dans mes lectures, que j'ai emprunté à la littérature le qualificatif d'intranquillité cher à F. Pessoa. Un terme original qui m'a éclairé et m'a semblé assez juste pour illustrer le vécu de ces jeunes gens dans ce qu'ils nous donnent tant à voir.
Ceux-là même souvent fragilisés par un corps meuble et une identité inconfortable qui, à cette époque de la vie, naviguent entre un Moi affaibli et une activité pulsionnelle puissante. Cohabitation forcée et troublante qui peut générer cette intranquillité sans pour autant parler de pathologie.
Au fil du temps et malgré la mouvance ambiante, j'ai découvert que les missions des éducs d'aujourd'hui ressemblaient pour partie à celle d'avant. Une intemporalité due au fait qu'elles ne se réduisaient pas à de simples actes éducatifs destinés à remplir le cahier des charges de l’association mais qu'il fallait la chercher ailleurs, probablement dans la face cachée de l’Homme, celle qui nous réunit tous depuis toujours. C'est en cela que ces missions ont pu s'affranchir de séduisantes réussites cosmétiques pour les emmener un peu plus loin, du roman familial vers de potentiels futurs proposés à ces jeunes pris dans une routine mélancolique et en mal pour se projeter. A eux maintenant de faire un pas de côté et de voir leur propre scène autrement. Qu’ils pensent et se pensent ailleurs, qu'ils aillent jouir ailleurs...
E. Kant : « que les pensées ne fassent pas résidence mais qu'elles puissent être en mouvement ».
Ainsi, c’est bien dans l'universalité de ces « accompagnements multi accueils » que pourront être abordées moult questions selon le moment et la disponibilité des acteurs en présence. Parmi ces questions, pourquoi ne pas aller sur le terrain accidenté de la délicate question du renoncement envisagé par l'adulte accompli comme une valeur intrinsèque à l’équilibre psychique tandis qu'elle sera plutôt vécue comme une soumission voire une castration entendue dans cette phrase souvent actée : « renoncer, moi ? tu m'as pas bien calculé... ».
Et là, il faut avoir du métier, du tact et du temps pour expliquer que ne pas renoncer au sentiment de toute-puissance amène à développer des réactions de prestance, des faire semblants, des identités d'artifices qui vont confiner le sujet dans ce qu'il redoute sans doute le plus, la « toute impuissance ». Paradoxe quand tu nous tiens !
Quand je vous disais que ce n’était pas un métier facile…
Installons-nous maintenant au cœur du réacteur non sans un petit préambule auquel je tiens.
La Prévention Spécialisée, depuis sa création, s'est parée de deux piliers qui m’ont toujours été présentés comme des intouchables, des pierres angulaires, des références absolues auxquelles on ne touche pas. Je veux bien sûr parler de l'anonymat et de la libre adhésion. Bon, d'accord, je n'y touche pas, juste un peu…
En y prêtant attention, j'ai observé que ces piliers pouvaient avoir des fonctions différentes. Parfois réfléchies, adaptées à certaines situations rencontrées comme lors de réunions partenariales qui exigent retenue et discrétion, tandis qu'à d’autres moments, ces références absolues pouvaient être détournées et utilisées comme des paravents, des « évitements cliniques », des protections indiscutables et des silences discutables devant l'engagement et la lisibilité qu'un tel travail nécessite.
Il m'a fallu du temps et voilà ce que j'ai pu en conclure.
Si ces deux intouchables sont érigés en Principe (ce qui est le cas), alors effectivement, on ne discute pas.
Par contre, s'ils restent des références envisagées non pas comme des principes mais comme des Outils alors, on peut les penser comme des valeurs ajoutées à ce dispositif et surtout à nos interventions à venir désormais plus libres, plus accueillantes et plus individualisées.
Précisons cela...
Si on voit la libre adhésion comme un principe absolu alors, elle devient une posture élitiste car elle ne convient qu'aux sujets clairvoyants, libres et désirants. La liberté, faut-il le rappeler, est une valeur sophistiquée du psychisme vers laquelle tout le monde tend, que peu atteigne et qui n’est pas celle qu'on rencontre le plus en Prévention. Les autres qui seront en mal de demander et côtoient déjà l'auto-exclusion dans leur quotidien seront alors renforcés dans leur statut.
Paradoxalement, le véritable risque à ce principe maintenu serait d'aboutir à une libre exclusion !
Quant à l'anonymat, il doit effectivement préserver sans faille l'intime de la personne d'oreilles indiscrètes qui doit rester intra-muros au service. Ce devoir de discrétion s'adresse aux éléments de biographies récoltés lors des suivis réalisés qui ne doivent pas faire l'objet d'un partage sur la place publique. Le partenariat qui fait désormais partie du paysage des éducs de rue invite à réfléchir sur cet anonymat et à trouver la juste place afin de ne pas compromettre les situations qui font l’objet d’une réflexion commune. Question d'éthique qui interroge sur une possible posture manichéenne, c’est-à-dire, tout dire et tout montrer dans un exhibitionnisme verbal ou se taire définitivement au risque de rendre anonyme celle ou celui rencontré(es) qui souffre déjà de mal se nommer. Alors, au sein de l'association, lors des réunions cliniques notamment, on nomme et on fait exister celles et ceux pour qui l'accès à l'identité peut être grevé par la crainte d'être oublié. Et ce qui est dit, reste ici. Car si l'on peut négocier un laser game ou un kebab, on ne négocie pas avec l'intime.
Il s’agit donc de ne pas confondre anonymat et rendre anonyme, le débat est ouvert.
Je précise de suite que ce n'est pas une révolution que je fomente en direct sous vos yeux peut être écarquillés mais plus simplement et modestement une réflexion qui mérite, me semble-t-il, d'être considérée.
Séjours, projets éducatifs, suivis individuels, réunions d’équipe, tout a déjà été dit. Ou presque...
Presque, car ces outils à disposition, au-delà de leurs contenus théoriques, terriens et concrets, peuvent aussi être perçus comme d'authentiques Odyssées des temps modernes si on accepte de changer de place et de les voir autrement. Explications...
Un projet éducatif, quel qu'il soit, va bien au-delà de sa dimension palpable, quantifiable ou à seule vocation éducative.
Ce projet qui s’origine dans la rencontre et prend place ensuite dans le suivi, c'est aussi la mise en scène d'un voyage intérieur qui s'adresse au sujet en construction, une traversée plus ou moins longue qui va aller de l'altérité vers Soi si l'on se réfère à cette idée qu'avant le Je il y avait le Nous.
Un emprunt théorique fait ici à ma pratique en clinique infantile qui nous rappelle que le petit enfant dès le début de la vie, part à la découverte des liens (l’attachement) avant d’aller à la découverte de lui puis du monde.
C'est un peu ce qui se passe avec ces ...« grands-petits » explorateurs !
Penser un projet, comme son nom l'indique étymologiquement, c'est permettre à celle ou celui à qui il s’adresse d’aller de l’avant et de se projeter dans l'espace en interpellant à la fois l'image de Soi et la temporalité sous toutes ses formes.
L’exigence qu’il contient est de pouvoir se détacher de ce « plus que présent » déjà mentionné comme une nouvelle conjugaison de soi entendue dans un récurrent « Ouais... vite fait », une authentique ponctuation grammaticale qui comprime le temps et s’émancipe de toute idée d'attente et de frustration en réponse à l'adulte et plus encore, à ces éventuels conseils. Peut-être, une volonté de se dégager de ce lien porté par un fantasme de soumission et de n’obéir qu'à soi et en évitant d’être pris dans le désir de l’Autre. Ou encore, expression d'un fantasme d'auto-engendrement qui traduirait l'idée que leur vie commence ici et maintenant. Le champ des interprétations est vaste...
Dans ces temps de rencontres puis de fabriques des projets, j'y ai vu des éducs qui devaient composer avec toutes ces impatiences, ces demandes idéalisées, ces « lunes de miel » avortées au dernier moment tout en étant capables de rester auprès d'eux, là où beaucoup seraient déjà partis.
Etre éduc en Prévention et accompagner un projet, c’est être là au rythme de ces interactions sans renoncer à créer des liens singuliers et tranquilles, c'est participer à transformer l'expérience psychique lorsque le sujet est pris en otage par un déterminisme contraignant et l’amener vers d'autres perspectives de vie hors les murs dans un mouvement qui ne convoque pas le corps et les apparences mais l'intime et le désir alors sollicités.
Pas des héros et encore moins des super héros, non, mais des professionnels engagés, assurément.
Les autres, celles et ceux qui font semblant, ne restent pas longtemps ou développent des faux-selfs.
Pour le plaisir, et toujours dans le souci de se décentrer quelque peu d'évidentes théories, je vous propose maintenant un bref récapitulatif non exhaustif de questions et de pensées cachées que l'on peut entendre, ou interpréter, si l'on tend bien l'oreille.
C'est à une sorte de battle vécus/concepts que je vous convie dans les lignes qui suivent, une façon originale et non moins clinique d’appréhender en italique cette intranquillité en question.
Les nombreux points d'interrogation et de suspension qui ponctuent les phrases des jeunes resteront tels quels dans cette battle improvisée, comme des invitations à réfléchir.
Qu'est-ce que j'ai à moi ?.../ l'adolescence, une fabrication des temps modernes où le décalage entre ce que j'ai vraiment et ce qu'on me demande me dépossède au final de ce que je suis.
Mon corps, une enveloppe intranquille dissimulée sous des identités d'artifice avant de faire peau neuve.../ le Syndrome du Homard, vulnérable pendant sa mue, avant d'être fort car fort bien protégé.
Mais, que me veulent-ils vraiment ?.../ liens avec l'adulte en général (éduc en particulier) où le sentiment d'insécurité s'impose pour certaines et certains si trop de proximité relationnelle.
Tout est risqué y compris l'existence.../ autre déclinaison de la classique « conduite à risque ».
Des liens coûte que coûte, même des liens de manque.../place des substances psychoactives, substitutions au manque originel, quand addiction se conjugue à soustraction.
Savoir, oui, mais ne pas apprendre.../ internet, réseaux sociaux, des pseudos écoles Wikipédia à accès direct et sans contrainte ni frustration qui laissent au final le sujet dépourvu de sens.
Je connais tout de l'acte sexuel mais je reste vide de Savoir face à la jouissance.../ pornographie et écrans ou plutôt, écrans pornographiques, quand jouissance, agressivité et excitation ne font qu’un.
Dans ces phrases en italique, on peut y retrouver cette intranquillité alimentée avec beaucoup d'aisance et sans culpabilité par une société définitivement plus incitative que protectrice.
Je fais référence ici à la valorisation de la consommation à tout va suggérée dès la plus tendre enfance et fragilise les capacités de penser et d'émerveillement des personnes à l’instant où toutes ces injonctions falsifient le désir écrasé par la tyrannie du besoin donnant lieu à un inquiétant cogito : « j’ai, donc je suis ! ». Descartes, si tu m'écoutes...
Un cadre de vie assurément insécure majoré par la précarité grandissante de figures d’identification qui devraient faire Autorité mais qui, du fait de cette pénurie, orientent désormais le Sujet en construction non pas vers une quête d'Idéal mais plutôt vers une quête de Jouissance quasi permanente où l'Autre n'a alors que très peu de place. Le futur d'une vie paisible en collectivité est sur la sellette.
Des collègues psys avertis parleraient ici d'une invitation faite au Sujet à se barrer (pas se cavaler, je précise !).
Et pour agrémenter d’un peu plus d’incertitudes cette traversée, toutes ces promesses en illimité s'inscrivent à l'instant où la nature, et plus précisément ce que l'on en fait, nous rappelle que nous sommes de plus en plus confrontés à l'idée de finitude.
Dans ce cadre peu accueillant pour les plus en souffrance, les éducs ont toujours été là, bon an mal an, à leurs côtés. C’est sans doute pour cela que je les ai assimilés à des pédagogues, au sens grec du terme, où le pédagogue était l’esclave qui était à côté de l'enfant et l'accompagnait vers le maître. Eux, dans notre époque moderne, ils accompagnent les jeunes non pas vers un maître désigné qui a bien du mal à exister mais vers un ailleurs possible en étant précisément à côté d’eux.
Parmi les outils à disposition des éducs de rue, le séjour éducatif est un grand classique, constat indiscutable et quasi intemporel. C'est précisément son aspect invariant qui a aiguisé ma curiosité et m'a tout de même donné envie de discuter, de creuser un peu et de partager avec vous ce constat. Et si ces séjours ne répondent pas vraiment à l'appel de la forêt, ils semblent par contre répondre sempiternellement à l'appel de la montagne...allez comprendre !
Les années passaient, j'écoutais inlassablement les éducs qui, à des périodes bien définies de l'année mentionnaient les séjours à venir ou ceux effectués dans une sorte de ritournelle, presque une musique d’ambiance.
Autrefois, on parlait de séjours de rupture, aujourd'hui, on s'éloigne et on revient vite. Mais quel que soit le contenant et ses nombreuses déclinaisons, le contenu reste le même...on s'en va.
Du fond de mon petit confort, je me disais que pour s'engager aussi régulièrement et souvent personnellement, il fallait avoir à la fois des qualités professionnelles mais aussi d'équilibristes quand il s'agissait de quitter le connu, d'entreprendre un voyage en incertitude et de leur faire confiance. Un coup d’œil dans notre caisse à outils, anticipons et équipons-nous.
Pour être paré à gérer l'intensité des liens qui se nouent, il est préférable que le professionnel fasse à cet instant de l'« auto prévention » en balisant au mieux le temps des excès possibles et en trouvant l'outil adéquat à cette suite à venir. Ma proposition un peu osée de se munir d'une distance éducative « vivable » pour l'un comme pour l'autre. Une sorte de lien sécure à trouver dépourvu d'excitation et d'aléatoire offrant ainsi un abri pour le Je à tous ces jeunes tenus de cohabiter avec les règles de la collectivité d'une part et leur règlement intérieur d'autre part, celui qui leur sert de référentiel et les anime le plus souvent.
Lévi Strauss le disait à propos de la cohabitation des peuples et du risque d’ethnocentrisme, il faut qu'ils soient à égalité mais aussi à une bonne distance afin de bien vivre ensemble.
Si le pas de côté dont il est question tout au long de ce texte a parfois remporté un franc succès, il a aussi tangué et a suscité quelques résistances et débats. Pour quelles raisons ?
L'idée de faire autorité n'est pas toujours bien vue car peut-être pas toujours comprise. Etayons...
Mon argumentaire consistait à souligner que ce lien sécure à créer ne pouvait, selon moi, exister que dans une position éducative asymétrique où prend place cette Autorité.
Les résistances voire le désaveu d'une telle proposition semblait s'inscrire en contradiction avec certains principes d'horizontalité relationnelle en travail social qui me semblent plus relever d'une séduction pourvoyeuse de dérives que cette posture peut contenir en son sein telles la passion, l’agressivité, la rupture, le rejet... Mais je n'ai toutefois pas renoncé à cette idée sans pour autant devenir autoritaire, soyez-en assurés.
Nous avons débattu sur ce faire Autorité que j'ai abordé comme une garantie de l'altérité dans le lien, un évitement de l'arbitraire et du passionnel, une sorte de proposition surmoïque qui offre non pas de l'obéissance ou de la soumission mais des limites au pulsionnel et ainsi, un authentique support identificatoire.
En d'autres termes, garantir l'intégrité physique et psychique de cet Autre en n'étant pas confusionnant et en proposant à ces entre-deux des espaces psychiques différenciés.
Sans Autorité, au sens noble du terme, pas de travail éducatif possible.
Car faire Autorité, ce n'est pas donner des sanctions mais donner à penser, à être et à envisager des changements de perspectives de vie. L'inverse de l'autoritarisme qui contient de la contrainte et la soumission dans le lien.
J'espère avoir fait Autorité, au moins à vos yeux !
Une fois l'accord donné à la demande de séjour et son organisation actée, notre pas de côté, qui va finir par vous faire tourner la tête, consistait à comprendre cette constance des équipes éducatives à entreprendre ces aventures lointaines dont le sens était peut-être à chercher dans l'indicible.
Un contenu qui le distinguait ainsi d'une animation de quartier ou d'une sortie organisée parfois concurrentielle destinée quant à elle à distraire. Distraire, au sens noble du terme, j'entends.
Voilà ce que j'y ai vu au-delà des apparences...
Un séjour éducatif a pour finalité d'inviter le sujet à sortir du connu, du fini, d'une identité sur mesure ancrée dans la Cité pour explorer et trouver sa place ailleurs en se découvrant en dehors des limites du familier, du quotidien, de son apparent confort.
Un séjour, c'est un temps différencié du quotidien porté par l'intérêt d'activer le plaisir de découvrir, d'être ensemble et faire groupe autour d'une demande souvent collective tout en allant à la découverte de soi. Il s'agit alors de passer d'un cadre commun (famille, collège, lycée, groupe d'ami(e)s...) à un cadre unique, en mobilisant son intériorité et sa singularité. Une sorte de « fabrique à liens éducatifs » dans la perspective de lendemains.
C'est bien dans cette dynamique cachée que le séjour éducatif trouve tout son sens et sa vitalité en les détournant de leurs habitudes et leur apportant l'accès à la culture, la diversité, la simplicité et peut-être un plaisir inconnu, celui d'exister dans le temps long.
C’est aussi dans ce temps, une fois la frustration passée de devoir composer avec des règles en dehors d'eux, qu'ils pourront y trouver le plaisir de la nuance, l’atténuation de pensées ou de postures radicales auxquelles ils adhèrent souvent plus par procuration ou imitation et sans réel destin personnel. Une radicalité qui s’enracine précocement auprès des plus vulnérables souvent dépourvus d'esprit critique et d’abstraction qui se construisent dans ces identifications adhésives.
Partir, voyager, une sensation assurément nouvelle hors des bases qui peut créer une altérité créatrice, un mouvement à l'intérieur de soi déjà cité contrastant avec une immobilité au pied des immeubles pouvant être perçue comme un destin malheureux, un confinement voire une prison à ciel ouvert.
En effet, le quartier dont on connaît tout et tout le monde peut, dans une telle configuration, faire office de matrice qui donne un déterminisme préétabli à l'existence, un peu comme une assignation à résidence dont les occupants endosseraient alors le statut d'apatride.
Fort de ce constat, je me suis représenté ces quartiers aux attachements si forts comme des « QHS.P », acronyme très personnel et non homologué de Quartier de Haute Sécurité Psychique. Une divagation de futur retraité, rien de plus !
Poursuivons un peu ce propos à travers le temps à propos des séjours éducatifs et arrêtons-nous un instant sur un point particulier que j'ai souvent entendu aux cours des réunions cliniques et qui m'a mis mal à l'aise jusqu'à ce que je tente d'en faire quelque chose en y intercalant une question :
Que contiennent ces séjours éducatifs autant convoités, y aurait-il du latent sous la couverture du manifeste, ? ..peut-être un sentiment d'étrangeté à soi initié par ce déplacement qui convoquerait alors des tensions, un mal-être non identifié et le besoin de s'en dégager.
On dit qu'il y a de l'absence et de l'oubli dans l'agitation. Tiens tiens, pourquoi cette proposition quelque peu abstraite et où va-t-elle nous mener ?...
Je pense ici à mes collègues qui ont parfois décrits des séjours éducatifs rendus pénibles notamment par des échanges verbaux bruyants, souvent agressifs et ce, dès la montée dans le bus.
Ils étaient alors confrontés à un langage corporel, une sorte de pantomime qui ne faisait pas lien mais rupture. Un langage dépourvu de toute fonction symbolique, celle qui permet de se nommer, de se différencier, d'exister sans crainte de l'Autre, en d’autres termes, de vivre en collectivité.
Ma place de psychologue et l’empathie que je ressentais m'obligeaient à réfléchir à ces fatigues morales et physiques que j'entendais dans ces récits malgré mon absence évidente de réponses concrètes aux relents de conduites à tenir salvatrices. Si nous étions tous sur la sellette, eux l’étaient bien plus que moi car fortement sollicités dans le réel et portés par un contre-transfert qui n'était sans doute pas des plus positifs.
Que faire si ce n'est d'esquisser une fois de plus un pas de côté et de donner un sens à ce qui n'en n'a apparemment pas afin de rester reliés à eux malgré cette excitation à l’endroit où l’on n’a qu’une envie…partir.
« Courage, fuyons » a toujours été mon dicton préféré, tellement anachronique et déroutant.
Isolé, il m’a toujours amusé mais, accolé à ces sorties bien inconfortables comme seul axe de réflexion, il me met devant mes limites et me signifie que je n'aurais sans doute pas été d'une grande utilité sur le terrain ! Poursuivons...
Ma proposition a été de ne pas céder à la tentation d'interpréter hâtivement ces excès sous l'angle d'un trouble du comportement associé à une volonté délibérée de nuire ou encore à rechercher uniquement dans la constitution d'un groupe dit naturel enclin à ces débordements (hypothèse à ne pas écarter non plus) mais ailleurs.
En effet, ces conduites qui semblaient s'imposer aux différents protagonistes et fragilisaient par là même ce séjour qu'ils avaient eux-mêmes demandé pouvaient aussi être envisagées comme la réponse inadaptée à une crainte existentielle plus enfouie. Je veux parler d’une insécurité intérieure ressentie mais non identifiée, le tout sur fond de déplacement qui, sous des allures à priori anodines, les emmenait loin de leurs bases, là où l'inconfort commence. D'où, ce sentiment possible d'étrangeté.
Des comportements que l'on pourrait alors interpréter comme des signifiants imposés qui ne les exonéraient pas pour autant d'être recadrés voire sanctionnés, cela va de soi. Pour rappel, une sanction en réponse à un acte doit être entendue comme un authentique cadeau fait à celui ou celle qui est alors dépassé par une activité pulsionnelle non maîtrisée, douloureuse, parfois autodestructrice. On sanctionne un acte mais on ne punit pas une histoire ou alors, cela s'appelle la double peine. Ne pas être en capacité d'interdire pourrait être entendu comme un abandon de poste. Mais il n'en est rien.
Vous l'avez compris, mon « grain de psy » qui consistait là à proposer une lecture autre à cette agitation et à ces scènes envahissantes avait pour ambition clinique de redonner un sens à ce travail éducatif devenu potentiellement insensé. Et ainsi, remettre l'ouvrage sur le métier en acceptant de partir à nouveau, sans toutefois nier que toute expérimentation a aussi ses limites et qu’il est parfois nécessaire que l’éduc reprenne la main en posant lui-même les termes d’un futur séjour et en constituant un groupe presque naturel, à sa sauce cette fois-ci.
Cette vignette clinique riche en décibels, à l’image de bien d’autres narrées durant nos réunions du jeudi, nous a amené à poser notre valise de voyageur pour aborder la question de ces accompagnements pas toujours faciles qui nécessitent de s’y arrêter, de passer du temps auprès des acteurs de terrain qui exercent leur métier dans un espace parfois attaquant.
Mon rôle consistait à permettre de parler ces difficultés sans crainte et d'amener du symbolique sur un objet qui était aux prises avec un réel un peu trop bruyant. En d'autres termes, trouver des éléments de dégagement en vue de poursuivre plus tranquillement ces délicates missions et de maintenir intactes les capacités accueillantes et contenantes de chacune et chacun.
C'est peut-être cette complexité contenue dans le travail de rue et dans ces accompagnements qui a retenue bien souvent mon attention durant toutes ces années. Gare aux sirènes de la facilité car, « à la complexité, on ne peut y répondre par une réponse simple ou alors, elle est fausse ».
Et de la complexité dans les suivis éducatifs, il y en a, il n'y a qu'à se baisser.
Je terminerai ce chapitre sur les séjours éducatifs en ajoutant cette pensée d'actualité qui m'a toujours accompagné tant auprès des équipes éducatives que dans mes fonctions de psychothérapeute : « Quand on s'en va, on s'emmène ! ». Celle-là, elle est de moi et je l'aime bien.
Le champ de la Prévention offre un vaste terrain de réflexions qui peut parfois, comme nous l'avons vu, décontenancer ses acteurs qui le parcourt en les mettant aux prises avec des situations complexes et faire d’eux des spectateurs obligés de l'inattendu. Attention, nouveau pas de côté...
En effet, en poussant un peu le trait, on pourrait penser qu’être acteur en Prévention, c'est aussi une invitation à une immersion familiale un peu contrainte mais sans toutefois déboucher sur une promotion en tant que « thérapeutes familiaux du démesuré ». Explications.
Je veux parler ici d'une famille assez atypique à l'échelle XXL dans les quartiers, un peu « incestuelle » dans son organisation où les espaces privés peu nombreux ne laissent que peu de place à l'intimité, où... tout est dans tout et réciproquement.
Une famille plus que nombreuse offrant le spectacle d'une fratrie étendue à perte de vue peuplée de frères et de cousins qui apparaissent lors des salutations avec la main sur le cœur, des nominations bientôt rejointes par d'intenses signifiants... Fraté et le Sang ! Mais il ne faut pas pour autant se méprendre, fratrie ne veut pas dire obligatoirement fraternité au sens élogieux du terme comme on pourrait naïvement le penser.
Cette référence à la fraternité m'a toujours intriguée dans son utilisation anachronique. D'ailleurs, on dit en psychanalyse que l'on nomme toujours ce qui manque, on ne doit pas en être loin.
Car si l'on se penche un instant sur l'origine de ce concept, on observe qu'il contient derrière les apparences de liens familiaux idéalisés toute l'ambivalence de l'humanité et de son enracinement. En effet, souvenons-nous des destins funestes de Abel et Caïn, de Romulus et Rémus ou encore des enfants d’Œdipe. Avec tout ce petit monde qui ne plaisante pas et leurs « douces » façons quelque peu radicales de résoudre les conflits, ils sont bien au-delà de notre timide intranquillité mainte fois mentionnée.
Et si le terme de solidarité, né au 19ième siècle, a fait une poussée et a tenté de remplacer cette inquiétante fraternité, c'est bien cette dernière qui subsiste toutefois aux frontons de nos institutions républicaines qui gardent ainsi un pied dans l’ambivalence.
Bien sûr, cette dimension tragique des mythes n'est pas, fort heureusement, l'issue réservée à nos jeunes qui se saluent parfois un peu brutalement mais elle ne me semble pas si éloignée de ces références historiques aux tensions familiales cachées qui m'ont inspirées cette réflexion. Optant pour ces fraternelles nominations, tous ces jeunes nous interrogent, nous étonnent en s’inscrivant à leur façon dans l’Histoire.
C’était juste pour le plaisir de partager avec vous et eux un peu de notre Histoire et dire aussi qu'une intervention en Prévention pourrait très bien avoir sa place en soumettant à tout ce petit monde ce sujet original à la discussion et, pourquoi pas, passer prudemment de la fraternité vers le délicat sujet, très actuel, de la sororité ?...
Si la prudence est mère de l'action alors, fiez-vous à cette « bonne mère », prudence tout de même !
Un bruit lointain, je me retourne et je vois Ulysse se dresser sur son esquif, il aperçoit les côtes d'Ithaque, pas d'impatience, le voyage va se terminer, quelques coups de rames, la conclusion n'est plus très loin...
Ce texte doit vous paraître déjà bien long aussi, avant de conclure, je vais me laisser aller à mes derniers pas de côté que je vous adresse, cher(e)s collègues, dans le secret espoir qu'ils puissent une fois de plus vous faire penser et accompagner vos futurs pas dans la rue.
Traversons le miroir des évidences auquel vous avez à faire parfois et voyons ce qui pourrait bien se
cacher de l'autre côté. Les éducs au Pays des Merveilles !
Comment maintenir à flot ses capacités accueillantes et contenantes face à certains actes dont le sens nous échappe pouvant créer ainsi des incompréhensions pourvoyeuses de potentielles déliaisons. Tentons de suite de rétablir cela à partir de quelques grands classiques :
Les conduites à risque : souvent associées à des troubles du comportement ou à des symptômes pré-psychopathiques, elles peuvent influencer très vite l'accompagnement vers une mise à distance entendable voire un judicieux évitement si l'on s'en tient à cette première lecture péjorative.
Car le risque est, faut-il le rappeler, un moment fondateur de l'existence présent chez toutes et tous qui contient un mouvement normal de séparation face à la dépendance et ce, dès la petite enfance.
Si à l'adolescence, le risque peut réapparaître pour moult raisons et sous différentes formes, ce qu'il faut entendre dans ces actes inadaptés c'est qu'ici, le but n'est pas de mourir mais de renaître.
Aux prises avec cette quête maladroite d'indépendance, l'éduc qui aura su au préalable créer des liens de confiance, pourra ainsi prévenir certains débordements et l'aider à ne pas être son propre bourreau.
Mais la difficulté d'une action préventive est que, le risque pris dans un tel contexte, sera souvent majoré et valorisé par le groupe avec lequel il va falloir composer. Une fois de plus, la place des éducs se précise, pleine de complexité.
La destruction des biens intra-muros. Elle a trouvé sa place à des périodes bien précises, quasi ritualisées, telles que la nuit du Nouvel An où elle fête cette tradition par un feu d'artifice peu conventionnel ou encore, en réponse à des sentiments d'injustice lors de différends avec la police et ce, sur l'ensemble du territoire national. Si ces destructions sont bruyantes et interrogent l'ordre établi, elles vont assurément au-delà de ce qu'elles donnent à voir en première intention et plus encore de ce qu'elles donnent à penser dans leur dimension absurde et condamnable.
Passé ce premier écran de fumée, détruire pourrait être une réponse active toujours possible où ses auteurs, qui ont la sensation d'être en bout de chaîne et semblent ne rien attendre, selon P. Lacadée. Ils expriment ici leur désarroi dans des actes inadaptés qui se perpétuent dans leur propre espace de vie ressemblant ainsi à de l'autodestruction.
Une fois cette excitation retombée, tentons de créer des conditions apaisées et essayons d'en parler..
L'errance. Déambulations, immobilité, mouvements anarchiques ou ordonnés, non, nous n'assistons pas au dernier ballet de Pina Bausch mais bien à une occupation singulière de l'espace qui recèle en son sein une potentielle quête. L'errance sera nommée comme telle si elle n'est pas comprise et conservera alors toute sa dimension négative, un inquiétant désœuvrement à ciel ouvert, un drôle de spectacle.
Mais elle peut prendre une tout autre dimension si on l'envisage autrement, comme un mouvement inconscient à la recherche d'un étayage, d'un point de concordance entre l'intérieur de soi et le monde extérieur. Ce pourrait être un livre, un film, un enseignant, un lieu, un séjour éducatif et pourquoi pas... une ou un éduc. Et plus précisément, celle ou celui qui pourra accompagner ces jeunes vers cette valeur ajoutée dont ils n'ont pas conscience, à la rencontre de leur point de concordance comme un pas en avant vers leur avenir
Bien d'autres concepts sociologiques ou psychanalytiques présents dans la littérature pourraient allonger cette courte liste mais je ne voudrais pas à mon tour avoir des conduites à risque en déclenchant chez vous une impatience agressive à mon encontre avec ce texte déjà bien long et ce, juste avant de vous saluer !
C'est bien joli cette Odyssée me direz-vous mais, que nous apprend-elle vraiment, qu'est-ce qui a changé depuis le début de cette traversée alors que les côtes d'Ithaque sont enfin en vue ?
Tout d'abord, le code a changé. Plus précisément, le code vestimentaire !
En effet, les éducatrices et éducateurs que je rencontre chaque semaine se démarquent des « anciens » qui avaient une petite tendance à s'en remettre à leurs neurones miroirs pour se vêtir le matin. Ainsi, et ce n'est pas une légende, la ressemblance était parfois frappante avec les personnes dont ils avaient la charge, un mimétisme troublant qui invitait à cette question : « qui est qui, qui fait quoi, qui parle à qui ? ». Mes origines aveyronnaises étaient en éveil, je souriais, moi le désormais citadin tiré à quatre épingles, le Larzac était dans la rue ! Ceci dit, mon expérience acquise en addictologie et en prévention me laisse à penser que les jeunes gens, contrairement aux apparences, ne sont pas friands de trop de ressemblance qui évoque un gênant mimétisme qui au final inquiète plus qu'il ne rassure. Car l’envie est ailleurs, celle de s’identifier ne se trouve pas dans la ressemblance mais bien dans la différence.
Je les observe aujourd'hui, oui, quelque chose a changé, le dress code n’est plus le même, adieu veaux, vaches et cochons...
Mon autre observation, un peu moins fashion je dois dire, concerne la position des éducs de prévention dans le tissu politique et social. Un nouveau code pour le travail de rue, place à la transversalité et au partenariat.
Depuis la décentralisation, les politiques de la ville ont toutes invité à des interventions sollicitant beaucoup le partenariat, une mise en commun des compétences pour mieux accompagner les jeunes en difficultés et favoriser un maillage qui éviterait l'empilement des mesures.
Une invitation au « vivre ensemble professionnel » tout à fait louable mais amputée selon moi de l'essentiel à savoir « le désir de vivre ensemble », clef de voûte d’une Humanité retrouvée.
Bon, quand on est psy, on ne se refait pas !
Avant ces recommandations et ces temps perturbés, les éducs de rue travaillaient en intra-muros, tout se passait au niveau du Club correctement doté, on accompagnait les jeunes vers l’extérieur c’est-à-dire vers l'emploi qui leur tendait les bras, vers un accès au logement moins discriminant et exigent ou, le cas échéant, vers des soins psys ou addictos que les institutions spécialisées étaient en capacité d'accueillir dans de brefs délais. Aujourd'hui, la psychiatrie est exsangue tandis les troubles dépressifs anxieux flambent chez beaucoup de jeunes gens voire des troubles psychotiques structurels ou associés à des prises de stupéfiants. Quant à l'emploi et le logement, je vous laisse finir la phrase qui doit, j'en suis sûr, s'apparenter à une pensée commune et pleine d’optimisme, j’imagine !
L'assignation à résidence risque durer un peu plus que prévue.
Le contexte politique et économique a considérablement changé depuis une quinzaine d'années, ce qui a modifié le cadre d'interventions de beaucoup d'acteurs du social y compris des éducs de rue.
Le quartier est devenu une nouvelle limite très investie d’où il n’est plus évident de sortir.
Ce que l'on peut observer et qui complexifie considérablement les missions des uns et des autres est que d'un côté, les autorités encouragent à la gouvernance de soi, que chacun soi responsable et devienne l'artisan de sa destinée, autant de belles propositions qui se heurtent dans le même temps à une pénurie évidente de références, d'offres et de moyens. Une équation quasi ubuesque à tellement d'inconnues qu'Einstein lui-même ne pourrait résoudre.
Devant tant de réalité, l'état devenu débiteur a alors sollicité les acteurs locaux à s'unir et à trouver des solutions face à une organisation sociétale potentiellement menacée : Il fallait trouver un axe qui permettrait d'assurer la paix des quartiers, trouver une solution à bas coût de la gestion des conflits et de l'insertion. Cet axe tout trouvé : le partenariat et les bonnes âmes.
C'est le temps du bricolage, le Concours Lépine des innovations en tout genre telles que : les grands frères, les adultes relais que j'ai accompagné un temps et qui étaient en grande souffrance, les pairs aidants, les médiateurs sociaux, de santé etc..etc… des acteurs de terrain improvisés et volontaires mais souvent dépourvus de formations qui parcourent une cité qui leur colle à la peau dans des limites mal définies d'interventions créant plus de confusion que de cohérence et d'efficacité.
J'aime rappeler que lorsqu'une relation, quelle qu'elle soit, est portée par un enjeu alors, il n'y a pas de place pour les deux. Et enjeux il y a dans ces séduisantes et obligées cohabitations.
Dans le souci de ne pas déclencher le courroux de celles et ceux qui me font l'honneur de lire ce texte, j'ajouterai là que les partenaires en question sont assurément des professionnels honnêtes, sincères et engagés mais que, eux aussi, sont pris dans des enjeux institutionnels et des restrictions budgétaires qui génèrent de la prudence voire de la méfiance plutôt que de la confiance. Car s'associer et soutenir un suivi engagé par un autre venant de l’extérieur, même s’il est légitime, cet engagement c'est du temps, de l'argent, des personnes, précisément, tout ce qui manque dans nos tiroirs !
Dans ce contexte, les réunions entre partenaires se font bon gré mal gré, il faut mutualiser et être complémentaires, personne ne lâche vraiment mais tout le monde est en tension. Une fois de plus, un grand OUI à ces directives si chacun des acteurs avait les moyens humains et matériels pour mener à bien de telles ambitions.
Aujourd’hui, on accompagne moins vers l'extérieur, on cherche ensemble, on réfléchit en intra-muros. Le travail de rue doit jongler de plus en plus avec une aide sociale grandissante qui contraste d'une certaine façon avec ses missions initiales à vocation humanistes et quelque peu éloignées de leur l'Idéal devant ce parterre de contingences.
Si le partenariat est une méthode à disposition pensée en « haut lieu », la Prévention est, selon moi, plutôt un état d'esprit pensé sur le terrain qui s'enracine dans ses missions spécifiques d'accompagnements individuels, de projets, de sorties éducatives dans un cadre d’interventions porté par un temps long que l'on aimerait tellement compresser pour plus de rentabilité et d’efficacité.
Pour les éducs, il ne s'agit pas de se dresser sur leurs ergots en pensant que l'efficience de leur travail ne pourra passer que par le partenariat, pas plus qu'il ne faut se sentir à la solde du développement local ou devenir des acteurs de prévention de la délinquance. Il faut trouver sa juste place et la défendre dans cet espace complexe qui se veut aidant et bienveillant.
De nouvelles générations d'éducs spécialisé(e)s arrivent en Prévention via les formations en alternance pour qui l'expérience acquise est reconnue comme une valeur ajoutée, peut-être auront-ils d'autres regards et d'autres énergies que nous n'aurons pas eu, des perspectives enthousiastes pour faire exister avec finesse ce maillage sollicité par les pouvoirs publics, peut-être pas...
Enfin, un autre code a changé et celui-là, on ne m'en a pas laissé le pianoter sur le clavier (ou je n'ai pas voulu le faire ou, et c’est plus plausible, je ne sais pas !) aussi, je serai bref car sans véritables arguments, une intuition tout au plus.
Allusion ici à la numérisation de la société et à son invitation incessante au virtuel.
En Prévention, on lui a déjà donné un nom : la rue numérique. Je vous avoue humblement ne pas y être allé, tout au plus en avoir entendu parler mais sans plus. Est-elle peuplée ?...je n'en sais rien.
Ce que cela m'inspire, c'est que cette rue numérique, qui pose entre autre bon nombre de questions d’éthiques pourrait donner lieu dans le même temps à un « trou » numérique, celui qui mettra de côté ceux qui n'ont pas accès à ce support ou le manipule mal et qui sont relativement nombreux, contrairement aux apparences. Cette rue s'installe aux côtés d'actions de terrain qui elles, sont imprégnées de liens concrets, intenses, tournés vers l'intimité et l'histoire familiale, ces rencontres réelles qui traversent le temps et portent haut nos missions.
Cette société nous propose toujours plus de virtuel au moment précis où elle manque cruellement de virtuoses. Étonnant, non ?
CONCLUSION
Sous les traits de l'Association Frédéric Sévène, la Prévention Spécialisée m'a accueilli il y a aujourd'hui 25 ans. Elle m'a hébergé et m'a fait confiance avec mon diplôme de psy encore neuf faisant dans le même temps une place à ma naïveté et à toute mon ignorance. Et ainsi, de rien, je suis passé à presque rien. Avec la psychologie, c'est aussi la question de la subjectivité présente autant chez le public rencontré qu'auprès des professionnel(le)s qui était reconnue.
Une fois installés, nous nous sommes réunis et nous avons partagé le plaisir de penser ensemble nos pratiques professionnelles.
Je pourrais parler d'une lecture augmentée des cas cliniques présentés pour être raccord avec le libéralisme ambiant et ses invitations à toujours plus d’efficacité mais, désolé, il n'en est rien. C’est une écoute bienveillante, tranquille et respectueuse des paroles libres et entendues dans un espace démocratique que j’ai proposée aux équipes chaque semaine, rien de plus. Ma grande ambition avait atteint son but à savoir, que l'on parle et que l'on s'écoute. Mission accomplie.
Les thématiques principalement débattues étaient celles que vous avez parcourues au cours de cette Odyssée avec en toile de fond les questions éthiques qui étaient là un peu comme un fil rouge.
Comment faire et être dans cette posture éducative sur un terrain aussi vaste, comment accompagner en étant empathique et pas nécessairement sympathique, comment contenir ses affects lorsque l'on a à faire à la vulnérabilité des personnes en demande, à la condition humaine sans pour autant jouer les A. Malraux ?...
Peut-être, en partageant tout simplement avec ses collègues et en mettant sur notre « agora » ce que ce travail peut convoquer comme sentiments sans crainte d'être jugé voire déjugé.
Ça a été mon rôle durant toutes ces années, préserver ce lieu afin qu'il soit paisible même si je n'ai jamais vraiment pu répondre avec certitude aux questions posées en leur disant comment faire, sans toutefois avoir omis de leur dire de ne jamais renoncer à penser. Mais pour ça, je leur fais amplement confiance.
Les équipes éducatives font face aujourd’hui à une Autorité pas toujours bien lisible dans ses orientations de travail conjuguée à un authentique sentiment d’insécurité quant à leur avenir alors qu'elles ont grand besoin de sérénité. C'est sans doute pour cela que sur le terrain, faute de références stables, on cherche et on investit ses propres méthodes auxquelles on a besoin de croire, on agit comme des artisans qui s’adaptent pour exister et poursuivre au mieux les missions qui nous sont confiées. Un fonctionnement qui n'a rien de déviant, rassurez-vous, mais qui invite tout simplement à quelques petits arrangements avec nous-même afin de donner un sens aux actions engagées que l’on pourrait résumer ainsi : on respecte la réglementation générale mais, on produit local !
Un peu avant dans ce texte, j'ai parlé de transdisciplinarité pour mieux situer cette Prévention Spécialisée et tenter d'en comprendre sa complexité.
Comme l’Écologie, sa sœur jumelle hétérozygote, elle interroge le Sujet dans son environnement, dans son individualité en tant que personne et citoyen responsable mais aussi en tant que sujet individué au sein de la collectivité. Une approche pas toujours consensuelle dans ses interventions et ses champs d'actions variés qui sollicitent le temps long au rythme de pratiques pas toujours comprises car peu rentables dans l'instant.
En effet, elles obligent à se projeter en égratignant au passage le sacro-saint plaisir immédiat et peuvent le cas échéant bousculer l'ordre établi en suggérant une remise en question de directives technocratiques venues d’en haut un peu trop idéalisées et tellement éloignées du terrain.
Nous sommes ici à la croisée des chemins, un écriteau nous indique la direction de l’efficacité, l’autre celui de l’éthique et de la prudence, pourquoi ne pas prendre plutôt le chemin des écoliers, on verra bien...
Au fil de ces rencontres hebdomadaires, la Prévention m'est apparue comme un espace unique sans être toutefois marginal, vaste mais pas pour autant un état sans limite, un lieu où l’on accueille l’énigme de l’Autre et son roman familial, des contrées parcourues par des professionnels engagés, parfois fébriles ou très sûrs d'eux, de temps en temps emportés mais toujours prêts à penser leurs missions, à actualiser leurs connaissances et à remettre l'ouvrage sur le métier. En quelque sorte, les pros du « pas de côté », ceux sont eux !
Et vers eux, jamais durant toutes ces années je n'y suis allé à reculons.
C'est au regard de tout cela, et bien plus encore, que je souhaite que cette Prévention Spécialisée telle que je l'ai connue vive encore longtemps, qu'elle soit bien traitée dans son essentiel où se tissent des projets, des ailleurs, où se parlent des vies chaotiques et incertaines, qu'elle soit entendue dans l'inaudible et vue dans ce qui ne se voit pas d'emblée où se partage l'occasion d'un possible.
Elle est complexe, c'est vrai, elle ne peut se contenter de réponses simples mais c'est précisément grâce à cette complexité qu'elle fait parler d'elle et dans le même temps qu'elle invite à parler ceux qui l'habite. Elle propose le débat, elle réanime les consciences, la démocratie retrouvée n'est pas loin.
Je cède ma plume (ou plutôt mon clavier) à une autre ou un autre qui viendra et écoutera encore longtemps tous ces récits, des narrations à venir qui contiendront en elles l'essence et la survivance de la rebelle Prévention Spécialisée.
Je souhaite une bienvenue sincère à celle ou celui qui...
Le chemin que je vous ai proposé durant cette traversée se termine bel et bien. Je vois Ulysse accostant sur son île où l’attend Pénélope, elle lui sourit. Les Dieux du stade se préparent, Paris 2024 les attend.
Quant à moi, un peu à l’image de ce long voyage, mon texte se termine en vue des côtes du Lot et de l’Aveyron qui m’attendent elles aussi, je file vers mes Jeux à moi, c'est mon retour au bled.
Olivier Wagner, psychologue clinicien, psychothérapeute
Association de Prévention Spécialisée Frédéric Sévène
Mai 2024